L'absinthe, la fée verte

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L'absinthe, la fée verte

Ce n'est que vers la fin du XVIIIe siècle que l'on retrouve la première trace attestée d'absinthe distillée contenant jusqu’à 10 plantes différentes, selon les recettes : grande absinthe, petite absinthe, hysope, mélisse, menthe, anis vert, anis étoilé, fenouil, coriandre, réglisse. La légende veut que ce soit le docteur Pierre Ordinaire (1742-1821) qui ait inventé la recette vers 1792. Quoi qu'il en soit, le major Dubied acquiert la recette auprès de la mère Henriod en 1797 et ouvre, avec son gendre Henri-Louis Pernod (dont le père est bouilleur de cru), la première distillerie d'absinthe à Couvet en Suisse. Ils fondent en 1798 la première distillerie, la maison Dubied Père & Fils. En 1805, Henri-Louis Pernod prend ses distances avec son beau-père et monte sa propre distillerie à Pontarlier : Pernod Fils qui deviendra la première marque de spiritueux français.

Pendant une trentaine d'années, l'absinthe reste une boisson régionale essentiellement consommée dans la région de Pontarlier qui devient la capitale de l'absinthe (en 1900, vingt-cinq distilleries emploieront 3 000 des 8 000 Pontissaliens malgré la lutte contre l'alcoolisme menée par le député de la région Philippe Grenier). En 1830, les soldats français colonisent l'Algérie et les officiers leur recommandent de diluer quelques gouttes d'absinthe dans l'eau pour faire passer les désagréments de la malaria et de la dysenterie. Les soldats, à leur retour en France, popularisent cette boisson à travers tout le pays. Titrant 68 à 72° dans la bouteille, l'absinthe est alors diluée dans des verres hauts et larges (à un volume d'absinthe sont ajoutés six à sept volumes d'eau fraîche versée goutte à goutte sur un sucre posé sur une cuillère percée, elle-même placée sur le verre afin d'exhaler ses arômes) ; d'autres amateurs pratiquent une « purée » (dilution moindre jusqu'à la boire pure), Des fontaines à absinthe présentes dans certains cafés et bistrots  sont des distributeurs d'eau permettant de préparer jusqu'à six absinthes en même temps. A cause de sa couleur, de ses reflets vaporeux quand on la mélange à l’eau, de son effet et de sa popularité grandissante, on donne à la liqueur d’absinthe le joli surnom de « fée verte ».

Relativement chère au début des années 1850, elle est surtout consommée par la bourgeoisie, devenant la « fée verte des boulevards ». Puis, sa popularité ne cesse de grandir puisqu'en 1870, début de la guerre franco-prussienne, où l'absinthe représente 90 % des apéritifs consommés en France. En 1860, à Avignon, Jules-François Pernod fonde la société Jules Pernod, d'abord spécialisée dans l'extraction de la garance, qu'il transforme en 1872 en Société Pernod père et fils, puis à partir de 1884, il se lance dans la distillation de l'extrait d'absinthe dans son usine de Montfavet. La production d'absinthe augmente, entraînant une diminution des prix et une popularité grandissante.

La période de 1880 à 1914 marque une explosion de la production et une chute drastique des prix. La production française passe de 700 000 litres en 1874 à 36 000 000 de litres en 1910. Des absinthes de mauvaise qualité, surnommées « sulfates de zinc » en raison de la coloration obtenue grâce à ce composé chimique, prolifèrent. Un verre d'absinthe est alors moins cher qu'un verre de vin.

Le 11 août 1901, l'usine Pernod à Pontarlier prend feu et un employé de l'usine prend l'initiative de vider les cuves d'absinthe dans le Doubs, afin d'éviter qu'elles n'explosent. On raconte que les soldats en garnison à Pontarlier remplissaient leur casque de ce breuvage. Le lendemain, on en retrouvait des traces, à la source de la Loue, ce qui permit de découvrir l'origine de cette rivière, tout en constituant la première coloration de l'histoire de l'hydrologie.

L’absinthe connut un vif succès au XIXe siècle, mais elle fut accusée de provoquer de graves intoxications (contenant entre autres du méthanol, un alcool neurotoxique), décrites notamment par Émile Zola dans L'Assommoir et ayant probablement alimenté la folie de certains artistes de l'époque (Van Gogh, Toulouse-Lautrec...). Elle est également connue pour son effet abortif.
Dès 1875, les ligues antialcooliques (groupées autour de Louis Pasteur et de Claude Bernard et qui seront à l'origine de l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie), les syndicats, l'Église catholique, les médecins hygiénistes, la presse, se mobilisent contre « l'absinthe qui rend fou ». En 1906, la ligue nationale française antialcoolique recueille 400 000 signatures dans une pétition. Cette pétition nationale intitulée « Supprimons l’absinthe » commence comme suit :

« Attendu que l’absinthe rend fou et criminel, qu’elle provoque l’épilepsie et la tuberculose et qu’elle tue chaque année des milliers de Français. Attendu qu’elle fait de l’homme une bête féroce, de la femme une martyre, de l’enfant un dégénéré, qu’elle désorganise et ruine la famille et menace ainsi l’avenir du pays. Attendu que des mesures de défenses spéciales s’imposent impérieusement à la France, qui boit à elle seule plus d’absinthe que le reste du monde… ».

En 1907, une grande manifestation a lieu à Paris à l'instigation du journal « Le Matin » et soutenu par les ligues antialcooliques. Leur mot d’ordre sur les tracts : « Tous pour le vin, contre l'absinthe ». Jules Claretie, académicien, y déclare :

« Faisons que les marchands de vin, qui ont bien le droit de vivre, vendent du vin, du vin français, du vin naturel et sain, celui que le roi gascon faisait couler sur les lèvres de son nouveau-né. Alors, ils auront bien mérité de la France. »
En 1908, le groupe antialcoolique qui s'est constitué au Sénat veut faire voter trois mesures :

  • interdiction de l'absinthe,
  • limitation du nombre des débits de boissons,
  • suppression du privilège des bouilleurs de cru.

Ceci conduisit à son interdiction dans de nombreux pays ; en Belgique en 1905, en Suisse à partir du 7 octobre 1910 ; en France, par une disposition préfectorale du 16 mars 1915 prise sous l'autorité de l'état de siège, car les ligues de vertu disaient d'elle « qu'elle rend fou et criminel, fait de l'homme une bête et menace l'avenir de notre temps ».

Publié dans Inspirations

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